C'est la Cauvery qui coule dans mes veines

Sadhguru : J'ai grandi près de la Cauvery. Je suis probablement l'une des très rares personnes à avoir été en contact avec le fleuve, à cette période de ma vie. Les autres enfants avaient d'autres responsabilités ; pendant qu'ils devaient étudier et aller à l'école, je me rendais près du fleuve.

 

Ce qui ressemblait à une errance sans but à cet âge est devenu un formidable savoir aujourd'hui. Les gens demandent : « Sadhguru, êtes-vous un écologiste ? Comment savez-vous toutes ces choses ? » Non, j'ai simplement vécu six décennies sur cette planète et j'ai prêté attention, c'est tout ! Si vous vous asseyez et observez, ne voyez-vous pas ce qui se passe ? Avez-vous besoin de le lire dans un livre ? 

Il y a beaucoup de choses que je peux dire sur la Cauvery. La majeure partie du sang qui coule dans mon corps vient de la Cauvery. Le sang et le corps d'un grand nombre de Tamouls et de Kannadas viennent de la Cauvery. J'ai vécu de ce fleuve à maintes reprises, tout seul. Entre 12 et 17 ans, je nageais dans la Cauvery presque tous les jours. 

Quand j'ai eu un peu plus de 17 ans, j'ai descendu le fleuve sur un radeau sur 163 kilomètres. J’ai descendu la Cauvery en flottant sur seulement quatre chambres à air de camion et quelques bambous pendant 13 jours. Ce n'est pas un fleuve rapide, il coule lentement. J'ai voyagé de Bhagamandala à KR Nagar, j'ai pêché et vécu grâce au fleuve. Je n'ai jamais considéré le fleuve comme une sorte de ressource naturelle. Je le voyais simplement comme une vie au-delà de moi-même, une vie bien plus grande que ce que je suis, et beaucoup plus durable. Les gens comme vous et moi vont et viennent, mais la Cauvery coule depuis un million d'années. 

Mais aujourd'hui, nous l'avons vraiment mise à genoux.

Une richesse en train de disparaître

Quand on dit le mot  « Cauvery », les gens ne pensent pas à la beauté ou à la nature merveilleuse de la Cauvery. Dans le reste du pays, les gens vont dire : « Oh, le  problème de la Cauvery ! » La Cauvery n'est pas un problème. La Cauvery a été la source de notre prospérité et de notre bien-être pendant des millénaires. Aujourd'hui, c'est devenu un problème parce qu'elle s'épuise.

Les gens pensent que les Tamouls et les Kannadas se battent toujours. Ils se battent parce qu'il y a seulement un verre d'eau et que deux personnes veulent boire. Il est temps que chacun d'entre nous ait un verre d'eau. Alors seulement nous serons amis. Autrement, il continuera à y avoir des différends inutiles. La Cauvery a perdu 40 % de sa surface au cours des cinquante dernières années parce que nous avons supprimé 87 % de la couverture végétale dans le bassin de la Cauvery.

Dans ce pays, notre seule source d'eau est la pluie de la mousson qui tombe pendant 60 jours. Nous sommes censés pouvoir retenir toute cette eau durant les 365 jours de l'année. La seule façon durable de retenir l'eau est de mettre suffisamment de végétation sur les terres. Si le sol est riche en matière organique issues de déchets végétaux et animaux, il retiendra l'eau qui ruissellera vers les eaux souterraines avant de rejoindre le fleuve.

L'agriculture occupant plus de 80 % des terres utilisables en Inde, la seule voie à suivre est l'agroforesterie ; il faut donc encourager les agriculteurs à passer à l'arboriculture biologique. Nous permettons à environ 4000 agriculteurs par an de se convertir à l'agroforesterie, mais si nous continuons à ce rythme, il faudra peut-être 80 à 100 ans pour revitaliser le fleuve.

C'est pourquoi nous avons lancé le projet « Cauvery Calling », qui vise à réduire cette durée à 12 ans. Il existe des données scientifiques bien établies qui montrent que chaque arbre planté, lorsqu’il devient suffisamment grand, en 12 ans environ, va retenir environ 3 800 litres d’eau dans le sol. Dans le bassin de la Cauvery, nous voulons planter 2,42 milliards d'arbres dans cette zone, mettant ainsi un tiers de la région à l'ombre. Si nous y parvenons, il est certain que la Cauvery se remettra à couler.

De la souffrance à la réussite

Ce projet n'est pas lié à mon attachement à la Cauvery. J'aurais pu entreprendre la revitalisation de la Narmada, du Godavari ou du Gange. Mais j'ai choisi la Cauvery parce que j'anticipe les immenses souffrances qui vont toucher les deux villes de Bengaluru et de Chennai. 

Il y a peu de temps, une femme enceinte a été tuée dans l'Uttar Pradesh à cause d'une bagarre au sujet de l'eau. Les femmes se battent depuis toujours dans les rues du Tamil Nadu pour l'eau, mais personne n'y prêtait attention. Les gens se disaient : « Ça va, c'est juste des femmes qui se battent. » Lorsque les femmes se battaient, elles se contentaient de s'insulter. Maintenant, ce sont les hommes qui viennent chercher l'eau, et quand ils se battent, ils tuent. Pourquoi tout doit-il arriver sans qu'on le voie venir ? La plupart des gens ne se réveillent que si quelque chose les pousse très fort. 

La triste réalité est que Cauvery Calling va réussir à cause des souffrances des habitants de Bengaluru et de Chennai, pas à cause des souffrances des agriculteurs. On compte les suicides des agriculteurs comme les points au cricket. « L'an dernier, il y en a eu tant de milliers, cette année, ça a baissé », et tout le monde est content. Même si un seul homme se pend dans ce pays parce qu'il ne peut pas payer son emprunt, n'est-ce pas une honte ? 83 % des agriculteurs tamouls sont endettés. 77 % des agriculteurs kannadas sont endettés. À la manière dont vont les choses, ils ne seront jamais en mesure de rembourser leurs prêts. 

Si on doit transformer l'Inde rurale en un endroit où il vaut la peine de vivre, il est crucial de faire de l’agriculture un processus lucratif. Le passage à l’agroforesterie permet non seulement de reconstituer le fleuve et le sol, mais aussi de multiplier par trois à huit le revenu d’un agriculteur.

Le projet Cauvery Calling n'est pas que pour la Cauvery. Nous voulons montrer que revitaliser l'environnement peut être très lucratif pour le propriétaire foncier. Une fois que cela devient un succès économique, la même chose aura lieu partout. Les agriculteurs de tout le pays voudront naturellement s'y mettre.